Performance : C’est le jaune du ciron qui est acide…
– Congrès international de Techique Alexander. Bordeaux 2014.
– Canaldanse 2015. Paris
– Lalobbat 2016. Rodez
Audio
0:00 / 0:00
⬇︎
Bien, comme ce qu’on va voir, ou plutôt ce qu’on est déjà en train de voir, est un duo, je me dis qu’il faudrait parler de ce qu’est un solo en CI. Alors Steve Paxton, de ce point de vue-là, a une suggestion intéressante : il dit, “le solo, en danse et en contact en particulier, ça n’existe pas” ; prenez un danseur tout seul, il danse déjà avec le sol, qui est pour lui une sorte de partenaire. Bon, jusque là, on peut tous être d’accord, pas besoin de faire du contact pour dire que danser, c’est nécessairement jouer avec les forces de l’environnement. Et même à la rigueur, on pourrait dire que vivre, voilà, c’est toujours vivre non pas derrière la frontière un peu arbitraire de ma peau, c’est m’étendre, nécessairement, à tout ce qui m’entourre, me laisser traverser par la lumière qui entre dans ma tête, par la chaleur qui modifie ma température interne, et puis plus généralement, cohabiter avec toutes ces bactéries qui vivent en symbiose dans mon système digestif. Donc d’accord, danser en solo, vivre en solo, ça n’existe pas.
Mais là où Steve Paxton commence à sérieusement casser des os dans le crâne, là où il pointe quelque chose qui est peut-être un début de réponse, ou plutôt un début de question autour de ce qu’on fait en contact improvisation, c’est quand il ajoute que, si vous additionnez un autre danseur à l’équation, vous n’avez pas un trio : les deux danseurs, et le sol. Non, ce que vous avez, c’est un quatuor : les deux danseurs, et chacun de leurs deux sols.
Alors voilà la question avec laquelle j’aimerais commencer, comment comprendre cette idée selon laquelle chacun des danseurs apporte à l’autre, non pas seulement sa masse, son mouvement, mais encore, avec cela, ce que Paxton appelle son « sol » et que je traduirais en disant « son espace », c’est-à-dire : ses représentations, ses sensations, ses possibilités et ses lacunes, son expérience et ses trous noirs.
Mon hypothèse est assez simple : si je donne de l’espace à l’autre, c’est que je lui offre l’occasion de tomber. Vous me direz : ben non, manifestement, ils s’appuient l’un sur l’autre, ils font tout le contraire de ce que tu dis. Bon, vous n’avez pas tort. Alors je précise : ils se fournissent mutuellement des appuis, et une certaine forme de sécurité aussi sans doute, mais c’est un peu comme reculer pour mieux sauter ; c’est donner à l’autre au moins suffisamment d’appui, suffisamment de sol (un sol suffisamment vaste) pour que la chute ne soit pas verticale, mais comme horizontale, qu’elle aille rouler, glisser sur l’horizon, plutôt que de s’interrompre et de s’effondrer. Voilà, c’est une chute, et pas un effondrement.
Donc on a cette espèce de proposition : je te donne de l’espace pour tomber continuellement ; ou, je le dis encore autrement, je t’offre un espace de vulnérabilité aux forces qui nous entourent. C’est évidemment une gageure constante parce qu’en quelque sorte, je m’y prends de la pire manière qui soit, puisque je te touche. Et dans le toucher, il y a ce risque qui plane, c’est de s’enfermer dans la sensation locale : de perdre l’espace donc, de perdre le sol, pour ne s’intéresser qu’à ce qui se passe au point de contact. Donc il faut que je t’offre une espèce de toucher très particulier, un toucher que Hubert Godard appelle « toucher aveugle » : un toucher qui soit un tâtonnement (comme les aveugles avec leurs bâtons) plutôt qu’une assignation (comme quand on pointe du doigt). C’est un toucher découvrant, exploratoire, interrogatif, qui ne sait pas ce qu’il touche et qui n’attend rien de moi. Un toucher qui ne cherche ni à me saisir, ni me réduire à ce petit morceau de matière qu’il touche : c’est un toucher qui serait juste là.
Voilà donc la situation : si je veux partager l’espace avec l’autre, c’est-à-dire, si je veux lui donner à goûter mon espace, il faut que je lui propose une présence tactile telle que le toucher soit moins une action qu’une activité sensorielle.