//carte animée

Demeures nomades

Tout mouvement suppose un dépôt du poids : lorsque je me déplace, ce n’est pas seulement que je transporte mon poids d’une partie de l’espace vers une autre. Pour ce faire, il faut encore que j’en laisse derrière moi une partie. C’est ce que Godard appelle la «fonction phorique», c’est-à-dire «ma capacité à avoir des demeures nomades289 » : chaque déplacement suppose une manière renouvelée d’habiter les parties du corps qui soutiennent celles qui se déplacent (le grec φέρω est calqué par le latin gerere dont on a déjà dit qu’il se traduisait en « porter », « supporter », « soutenir »). En attirant l’attention sur les sensations pondérales, les pratiques chorégraphiques d’éveil au postural mettent spécifiquement au jour ce nomadisme des appuis qui qualifie la locomotion animale (par opposition au mouvement de croissance végétale, où le déplacement à la surface se symétrise en enfouissement des racines): elles appellent à s’emparer du nécessaire renouvellement de l’ancrage que chaque pas présuppose. on peut penser la naissance du mouvement, non pas à partir de l’effort ou de la contraction qui oppose une résistance à l’inertie, mais à partir de ce qui, chez le bougeur, doit céder. Ainsi Hubert Godard insiste :
« On peut imaginer que, pour tenir debout immobile, je suis tendu et il suffirait que je fasse chuter, baisser, que je fasse une dépression de ce tonus musculaire pour entamer un mouvement. À partir de là peut naître ce qu’on a longtemps appelé le flow, free flow ou bound flow. Est-ce que je fais un mouvement avec une résistance, est-ce que je fais ce mouvement avec les antagonistes de mon corps qui font résistance, ou est-ce que je commence par supprimer toute résistance au mouvement ? C’est toute une manière de penser le démarrage du mouvement ; le mouvement ne démarrerait pas par une contraction musculaire, mais par une décontraction musculaire292. »
Hubert Godard propose donc de penser que c’est l’immobilité qui requiert la tension, la contraction, et non le mouvement lui-même. Cette tension est liée à l’histoire de chacun, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans le tonus postural : c’est ce que j’ai appris à tenir, ce à quoi j’ai appris à tenir, ce qui me fait tenir, ou ce qui me retient. Et c’est une partie de cela que je dois abandonner pour me mettre en mouvement.

Emma Bigé « Le partage du mouvement » Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation