L’argument constant d’Erin Manning est que l’événement décrit comme dancing [le danser] exige une refonte de nos grammaires et de nos ontologies fondamentales. Le leitmotiv de cette refonte ontologico-grammaticale est le concept de relation, qu’elle définit comme le binding agent of the not-yet, «l’agent de liaison du pas- encore » (Manning 2012, 22) – par quoi il faut entendre ceci qu’une relation n’est pas la mise en lien de choses qui pré-existent à leur mise en relation, mais plutôt, qu’elle est le nexus, le nœud de rencontre où des êtres encore incomplètement définis (des pas-encore, des virtuels) en viennent à se co-déterminer mutuellement ou intra-activement (plutôt qu’interactivement1). Les éléments de la relation ne sont paradoxalement « pas-encore » avant d’entrer en relation : ils ne deviennent, ils ne « sont » que par la relation et c’est cela qui garantit qu’il y a bien relation (et non par exemple, simple juxtaposition).
Parmi les conséquences de cette priorité ontologique donnée à la relation sur les éléments qu’elle relie, il y a chez Erin Manning un refus du corps comme unité descriptive dernière des événements dynamiques (dont la danse est un cas particulièrement intense), refus à la faveur duquel on trouve plutôt ce qu’elle appelle des bodyings, « encorporations » ou « corps-en-train-de-se-faire ». Le mot bodying ne fait pas que remplacer le mot « corps » à chaque fois qu’on pourrait l’attendre (ce qui, comme on en a parfois la fâcheuse habitude avec le mot de « corporéité » dans les études en danse françaises, ne ferait que reculer le problème d’un cran). Au contraire, les bodyings amènent avec eux tout un ensemble d’autres processus, mouvements, devenirs : des worldings, des « mondoiements » (plutôt que des mondes), des tunings, des « accordages » (plutôt que des accords), et même des landings, « atterrissages » (plutôt que des sols), des taking-form, des « prises-de-formes » (plutôt que des formes), des purplings, « empourprements » (plutôt que des pourpres). La fonction de cette prolifération gérondive est de permettre à la lectrice une sorte de plongée dans la qualité affective et pour ainsi dire atmosphérique, processuelle – plutôt que spatiale, scopique et aisément assignable – des événements : une journée de jardinage, un film, un tableau, une danse, une installation chorégraphique, un moment de cuisine collectif.
Les corps-en-train-de-se-faire, les mondoiements, les accordages, les empourprements dont parle Erin Manning ne sont jamais à strictement parler des événements réductibles à tel ou tel endroit de l’espace. Ils ne se cantonnent jamais à une modalité sensorielle (et encore moins à la seule vision). Ils sont à la fois micrologiques (spatialement et temporellement, de l’ordre de la microseconde et du micromètre) et atmosphériques (ils colorent ou donnent la tonalité de toute une écologie d’événements, sans qu’il ne soit jamais tout à fait possible de les assigner).
Si les bodyings appellent des mondoiements, c’est que la réalité dynamique du corps- en-train-de-se-faire est de part en part liée au caractère processuel du monde (ou plutôt, de ses écologies intriquées et sans cesse renouvelées métaboliquement). Seul un corps- processus est capable de s’insérer, de percevoir et d’agir dans un monde-en-train-de-se- faire : « Malgré les apparences, le mouvement n’arrive pas à un corps. Il coupe au travers, co-compose avec différentes vélocités de mouvements-mobiles. Il corpore [it bodies]. […] “Le corps”, voilà un mot trompeur. Car comment une chose d’aussi stable que le corps, une chose aussi certaine de soi, pourrait-elle survivre à la complexité du monde-en-train-de-se-faire [worlding] ? » (Manning 2013, 16)
Ainsi, bodying est aussi un verbe, qu’on pourrait traduire par « corporer » ou « encorporer ». Ce que cela veut dire, c’est que les corps (dont les nôtres) ne sont pas seulement des données, qu’il nous resterait à mettre en mouvement. Ce qu’on appelle « corps » est en réalité plutôt un ensemble de sédiments ou d’instantanés pris sur un mouvement plus profond de corporation, qui est indissociablement mondoiement. Le concept de bodying peut ainsi s’envisager comme un antidote au concept, plus répandu, d’embodiment, qui lui aussi parle d’une sorte de processualité de la corporéité, mais qui suggère l’idée qu’il y aurait un élément désincarné (mon âme, mon esprit, ma vie) auquel il arriverait de prendre un corps (em-body) qu’il n’avait pas. Or précisément mon âme, mon esprit, ma vie sont mon incarnation, ils ne la précèdent pas. C’est ce que veut dire le verbe corporer : le mouvement du corps-en-train-de-se-faire ne parle pas d’un passage entre deux ordres de réalité, mais part d’un seul et même plan, indivisiblement somato- psychique, dans son processus de prise de forme. Cette appréhension du corps-comme-corporation a des conséquences écopolitiques fortes : « Pensez le corps, nous dit Erin Manning, comme un champ de relations plutôt que comme une stabilité, une force prenant forme plutôt qu’une forme. […] Considérez cette image : vous êtes dans le jardin, vos genoux recouverts de terre, vos mains plongées dans l’humus, c’est l’heure des semis – le début du printemps. Au lieu de voir la terre comme une qualité séparée d’un genou qui serait quant à lui bien attaché à une forme humaine préexistante, voyez l’articulation genou-main-terre comme un monde-en-train- de-se-faire, une force de forme, une écologie à l’œuvre. » (31) Que gagne-t-on à suspendre le corps et à faire parler autre chose sous lui ? On y gagne la possibilité de ne pas présupposer l’humain comme unité dernière de l’événement. Tel est en effet le risque que nous fait courir le point de vue du corps : considérer l’événement (ici le jardinage) du point de vue d’une certaine configuration pré-déterminée (la forme du corps humain), au mépris des autres assemblages possibles (par exemple, l’articulation main-genou-terre, dont on peut dire qu’elle fonctionne dans cet exemple comme la pointe extrême du présent, d’où émerge tout à la fois le corps, mais aussi le jardin et la saison elle-même).Emma Bigé « Mouvementements »