//carte animée

Ne pas faire / inhibition

Appelons inhibition la pratique volontaire de cette interruption, qui consiste par soi-même ou par un autre, à briser la mélodie cinétique du geste.
Deux éléments ressortent de la pratique de l’inhibition. Le premier aspect est ce que Jacques Gaillard a appelé « l’activité d’accueil sensoriel394 » ou « remplissage ». En suspendant mon geste à ce qu’il était en train d’effectuer, en effet, je lui retire sa transparence ou sa transitivité : ce faisant, je remets en cause sa fonction première, qui est de modifier le monde, pour porter mon regard sur ce qu’il me fait en retour. Autrement dit, je le fais apparaître pour ce qu’il est pour moi plutôt que pour ce qu’il fait à l’extérieur : je le rends sensible, comme infra- motricité, directionnalité, potentiel. Mon geste n’est plus acteur, mais sentinelle. En tenant la pose, en figeant le mouvement au milieu de son effectuation, je crée pour ainsi dire un contenant (les limites de mon corps ou de la situation) dans lequel peuvent se verser les sensations présentes. Ces sensations n’étaient pas là avant la pause. La pause n’a pas une fonction épistémique : il ne s’agit pas de découvrir des sensations qui étaient par ailleurs recouvertes ou cachées par l’action. Ces sensations, je les produis, par le cadre que je leur donne. Et c’est dans cette activité de production de la sensation (par une disposition accueillante) que consiste l’inhibition

Deuxième élément : à la faveur de ce remplissage sensoriel, d’autres chemins, que ceux qui étaient actuellement suivis, sont ouverts. La prégnance de la mélodie gestuelle est sapée, les germes de suites nécessaires sont gelés, la pente naturelle remise à niveau. Un geste, en effet, pourvu qu’il crée un déséquilibre, appelle sa conclusion—à la manière dont des notes dissonantes, en harmonie tonale, appellent irrésistiblement leurs résolutions.
Dans l’inhibition, je m’efforce de considérer cette tendance à égalité avec les potentiels que le commencement de geste m’offrirait si je ne suivais pas cette première impulsion : commencer à marcher, faire un plié de la jambe gauche, baisser la tête, remettre le pied par terre… La liste est formellement infinie, même si elle est limitée par le temps qui m’est imparti de faire le tour de mon imagination. En tenant l’arrêt, en me tenant au bord du faire, j’ai ainsi la possibilité d’étudier les différentes directions offertes par chacune des parties du corps mises au service du geste.

Emma Bigé « Le partage du mouvement. Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation.

Habitude

La véritable fonction de l’inhibition n’est donc pas ainsi de lutter contre une habitude en particulier plutôt qu’une autre, mais de lutter contre une tendance au sein de l’habitude : l’anesthésie. Le propre d’un geste maîtrisé en effet est de ne plus requérir l’accordage sensori-moteur fin qui est en jeu dans l’apprentissage du geste. C’est même là son avantage : parce que je n’ai pas à suivre attentivement le déroulé de ma marche, je peux sentir les odeurs des sous-bois où je me promène ; parce que je n’ai pas à contrôler sans cesse le jeu de mes pieds sur les pédales, je peux conduire ma voiture d’un endroit à un autre. Mais dans un autre sens, l’habitude désactive l’investissement du sujet de son activité. C’est d’ailleurs en ce sens que l’habitude a souvent été condamnée comme de la mécanique coulée dans du vivant. C’est ainsi notamment que Bergson voit dans l’habitude « le résidu fossilisé d’une activité spirituelle » : le contenu sensible et même volontaire de l’action y est appauvri pour laisser place à une simple mécanique. Cette méfiance à l’égard du mécanique, immédiatement confondu avec le machinal, est typique du grand mouvement de réaction à l’industrialisation de la société au début du XXe siècle : face à l’appauvrissement du monde gestuel, on blâme l’habitude (fonction biologique qui n’a rien de machinal en elle-même) pour ce dont elle est l’habitude.
C’est la part machinale de l’habitude que la technique de l’inhibition de F. M. Alexander (qui est bien un contemporain de Bergson en ce sens) veut exposer non pas donc, on l’aura compris, pour débarrasser le sujet de ses habitudes, mais pour le provoquer à en faire un usage inventif. Cet usage inventif de l’habitude cesse de la faire fonctionner comme un montage de réflexes conditionnés (habitude comme « fossile d’activité spirituelle »), pour faire place à ce qui en elle est adaptabilité, ressource, bref : aptitude, plutôt qu’habitude. La méthode de l’inhibition est utile pour toute personne qui s’est rendue experte dans son domaine : elle permet de faire passer l’habitude de son statut d’anesthésiant à celui de puissance ou de potentiel à l’action.

Idem

Cécité au changement.

La cécité au changement peut expliquer la tendance à ignorer, ne pas remarquer un stimulus, généralement parce qu’il se concentre sur quelque chose qui n’a probablement aucun rapport avec la situation dans laquelle il se trouve. Cette condition illustre comment les actions et les décisions sont pré-dominer par nos expériences passées et nos attentes. On devient alors insensible et indisponible à ce qui nous entoure, au présent, à l’évènement. La conséquence de cette cécité se traduit souvent par des gestes hors-timing et inadaptés à la situation, en plus d’être perçus par les autres, comme des actions arbitraires. Afin de combattre cette tendance nous proposons de travailler une qualité contre-intuitive : inhiber l’impulsion. Cf CTR

Ne pas faire / puissance

Le moins fou est celui qui distingue ce qu’il sait faire de ce qu’il est, qui ne se croit pas « roi » dans toutes ses actions, mais seulement dans celles qui relèvent de sa royauté.
Voilà ce que nous enseigne Aristote : pour qu’une puissance soit vraiment puissance, il faut que ce qui est doté de puissance puisse aussi ne pas être ou faire ce dont il a la puissance. Ou, comme le synthétise Giorgio Agamben,
« La puissance est définie essentiellement par la possibilité de son non- exercice, ainsi que le signifie hexis: disponibilité d’une privation. L’architecte est puissant en tant qu’il peut ne pas construire et le joueur de cithare est tel parce qu’à la différence de celui qui est dit impuissant seulement au sens général et qui tout simplement ne peut pas jouer de la cithare, il peut ne-pas-jouer de la cithare. »
C’est ce que dit la définition du puissant (to dynaton) dans la Métaphysique :
« ce qui est doté de puissance (to dynaton) peut aussi bien être que ne pas être en acte (me energein). En effet, la même chose a la puissance d’être autant que celle de ne pas être (to auto ara dynaton kai einai kai me einai). »
Toute puissance, autrement dit, est double: à la fois puissance-de et puissance-de-ne-pas. Ainsi, il est vrai (et tautologique) de dire que le médecin qui a appris à soigner a, après ses études, la puissance de soigner : il a, par ses savoirs- faire et savoirs-sentir, acquis la capacité de poser des diagnostics, de proposer des remèdes, d’imaginer des pronostics de guérison. Mais cette puissance ne serait rien si elle ne s’accompagnait de sa contrepartie, à savoir une puissance-de-ne-pas soigner. Cette puissance-de-ne-pas soigner est quelque chose comme un second niveau de l’hexis pour le médecin, une sorte de couronnement de son apprentissage. Voyons le jeune interne en médecine : à quoi reconnaît-on son inexpérience ? Non pas à ses mauvais diagnostics, non pas à sa mauvaise manière de mettre en acte sa capacité. Cela il sait le faire—ou du moins, il ne sait pas vraiment moins le faire que le médecin expérimenté—il a peut-être un peu moins de savoirs, mais la différence sur ce point est quantitative et non qualitative. La véritable différence qui sépare l’inexpérimenté de l’expérimenté, c’est qu’en l’inexpérimenté la puissance-de-ne-pas fait défaut. Le jeune médecin, on le reconnaît à cela qu’il ne peut pas s’empêcher de soigner, il ne peut pas s’empêcher de diagnostiquer, de palper, de faire tomber ses jugements. Il voit des maladies partout. Ainsi, alors que ce qui différencie le médecin du non-médecin, c’est le savoir soigner, ce qui différencie le médecin expérimenté du presque-médecin, c’est le savoir ne-pas- soigner.
En suivant les indications de Giorgio Agamben, on peut tenter de comprendre l’acte de création comme l’espace au sein duquel cette puissance-de- ne-pas est manifestée, c’est-à-dire rendue visible à soi-même et aux autres.
Certaines œuvres cherchent à manifester directement la puissance-de-ne-pas comme impuissance. Suivons, sur ce point, l’exemple de Cézanne, et restons un instant avec lui : cela nous permettra de donner une chair à la puissance-de-ne-pas. Cézanne laisse souvent intactes certaines zones de sa toile. Dans ces vides, ce qui se donne à voir ce n’est pas le talent du peintre, sa touche : il n’y a rien à y voir. Et pourtant, tout amateur de sa peinture y reconnaîtra sa manière de faire : cette manière, ce n’est pas son toucher, mais son non-toucher ou sa non-touche, c’est-à- dire le savoir qu’il a d’arrêter son geste.

Emma Bigé « Le partage du mouvement. Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation.