J.D Masoero
Analyse de l’Usage de soi comme Unité de base de l’activité pratique et de la pensée-verbale.
D’un point de vue éducatif et pratique, il existe une différence fondamentale entre l’usage d’outils et l’usage de soi. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, l’usage des outils demande de maîtriser des actions sur les choses, l’usage de soi implique de maîtriser des actions sur soi-même. Les deux types de maîtrise font appel à des moyens psychologiques totalement différents. L’acquisition des moyens indirects de cette maîtrise fait appel à une pédagogie totalement différente.
L’apprentissage des actions sur les choses ou, autrement dit, l’apprentissage d’actions par l’intermédiaire d’outils se fait sous la direction consciente des adultes qui vont initier l’enfant, le guider, le commander et contrôler ses actes sur les choses jusqu’à ce que ses efforts soient objectivement appropriés à l’action intentée. Peu après, en intériorisant ces commandes, ces “manières” de mettre en oeuvre une situation, de diriger et de contrôler l’action, l’enfant va devenir capable de “se commander” pour agir sur les outils et sur les choses d’une manière appropriée à une fin. Toute la démarche éducative de l’action sur les choses mise en oeuvre par l’adulte permet à l’enfant d’intégrer le monde des adultes, de développer l’usage du langage pour se donner des ordres suivis d’effet dans le maniement des choses et de donner à sa représentation du monde extérieur un caractère objectif qui seul lui permettra d’adapter ses actions sur les choses de façon efficace.
La particularité qu’il faut dégager ici est la simplicité des programmes de décision et d’actions sur les choses auxquels les enfants ou les adultes doivent faire face dans la vie quotidienne : pour la majorité des outils, il s’agit d’agir de façon sériée, selon une suite d’actions qui se déroulent l’une après l’autre. De ce fait, les ordres que l’individu apprend à se donner à lui-même sont uniques et successifs : “Prendre la cuillère, la tourner dans le “bon” sens, l’amener dans le bol, la relever pleine pour l’approcher vers la bouche, ouvrir la bouche, introduire la cuillère, fermer les lèvres avant de vider la cuillère dans la bouche, retirer la cuillère vide, etc.” À la simplicité de la commande s’ajoute la simplicité du contrôle et des corrections éventuelles. Le programme d’action sur les choses requiert de faire “juste” chacune des actions de la série ; si chaque action est “juste” pour la fin désirée et si l’enchaînement des actes est respecté, l’activité est dîte “réussie”. De plus, les seuls critères de préservation de soi qui ont cours dans l’apprentissage sont spontanés, perceptibles immédiatement, et concernent uniquement l’action de l’outil sur l’individu – et non pas les conséquences – à moyen ou long terme – des actions de l’individu sur lui-même lorsqu’il manipule l’outil. Par exemple, l’attention de l’élève est dirigée sur l’action possible du couteau sur lui-même – “ne te coupe pas !” mais nulle attention n’est dirigée sur les conséquences de la manière d’usage que l’élève fait de lui-même en coupant avec le couteau (quel type d’actions il agit sur lui-même en coupant, contractant le cou, les épaules, une jambe par exemple).
La caractéristique de simplicité domine aussi l’instruction – l’adulte doit savoir utiliser l’outil, demander à l’enfant de “se concentrer”, de vérifier en sentant si l’opération en cours est adéquate et veiller à maintenir des conditions de sécurité aussi rudimentaires qu’immédiates. Chaque adulte peut ainsi prendre le rôle d’éducateur raisonné sans réflexion préparatoire dans le domaine de l’action sur les choses.
Il en va tout autrement de l’apprentissage de l’organisation et de l’exécution des actions sur soi-même. L’éducation et l’apprentissage de ce type ne suivent pas la même évolution. Cette différence fondamentale survient du fait que les programmes d’actions sur soi-même ne sont jamais simples (leur apparence est profondément trompeuse) mais extrêmement complexes. Comme l’organisme est constitué de multiples parties articulées qui sont coordonnées suivant (assujetties à) un programme de protection contre la chute basé sur les sensations “perçues” par l’individu, il est aisé de concevoir que l’usage de soi – la manière de programmer et de diriger des actions simultanées différentes sur différentes parties de l’organisme – représente une activité assez complexe qui demande non seulement une organisation et un contrôle sur des mouvements simultanés de parties “physiques” mais aussi une organisation et un contrôle d’opérations mentales (évaluation de perceptions sensorielles, corrections de ces perceptions en fonction des résultats effectifs, reconstructions de procédures inappropriées…) qui se déroulent aussi en même temps que les actions ont lieu. Ainsi, les programmes d’Usage de soi sont des systèmes complexes d’actions sur soi-même qui s’appuient sur des ordres multiples simultanés, divergents, mais coordonnés vers des parties différentes de l’organisme.J.D Masoero « Une approche scientifique de la coordination humaine et la Technique Alexander »