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L’Inhibition

◎ Alice Godefroy

extrait Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique (Paris, Ganse – Arts & Lettres, 2015).

 

 

Extrait

Éprouver le vide. 

Lorsqu’on accepte d’entrer dans l’expérience du vide, dans son atmosphère de limbes, nous découvrons que le vide n’est pas une lacune, ou une absence de quelque chose. Nous en éprouvons les formes, dit Erwin Straus, tel le silence, l’obscurité, ou l’immobilité, « dans leur plénitude sensorielle comme un donné positif et non pas comme une pure inexistence de stimuli ». Le vide dont il est question ici s’éprouve dans l’immobilité sous les modalités de la chute intérieure, dès lors que l’on apprend à travailler avec la peur de ne pas savoir et que l’on cherche à soustraire sous ses propres pieds tous les sols d’habitudes, de réflexes, de volitions ou de désirs personnels, qui pavent ordinairement l’allant de nos actes. Et cette chute sur place semble ouvrir à une alternative : soit s’engluer dans le vertige du vide et le creuser en gouffre — ce que l’on observe par ailleurs dans certains états du sujet, qui sont des états de suspens de la rationalité et de la signification. Soit le retourner en forces créatrices, en faisant du vide et de son vertige une ressource et du non-savoir une méthode — ce que se proposent d’explorer, notamment, les improvisateurs. Telle que nous l’avons menée, la description de l’expérience du vide passe par la métaphore d’une chute intérieure qui implique de travailler avec la peur qu’elle est. Permettons-nous ici un nouveau détour par la fable, et observons comment Alice aux pays des merveilles cohabite avec la peur lorsque, poursuivant le lapin dans son terrier, elle tombe dans un trou : 

[…] Alice se sentit tomber comme dans un puits d’une grande profondeur, avant même d’avoir pensé à se retenir. De deux choses l’une, ou le puits était vraiment bien profond, ou elle tombait bien doucement ; car elle eut tout le loisir, dans sa chute, de re-garder autour d’elle et de se demander avec étonnement ce qu’elle allait devenir. D’abord elle regarda dans le fond du trou pour savoir où elle allait ; mais il y faisait bien trop sombre pour y rien voir. Ensuite elle porta les yeux sur les parois du puit, et s’aperçut qu’elles étaient garnies d’armoires et d’étagères ; çà et là, elle vit pendues à des clous des cartes géographiques et des images. En passant elle prit sur un rayon, un pot de confiture portant cette étiquette, «  MARMELADE. D’ORANGE »  Mais, à son grand regret, le pot était vide : elle n’osait le laisser tomber dans la crainte de tuer quelqu’un ; aussi s’arrangea-t-elle de manière à le déposer en passant dans une des armoires. […]  

Tombe, tombe, tombe! « Cette chute n’en finira donc pas ! Je suis curieuse de savoir combien de milles j’ai déjà faits », dit-elle tout haut. « Je dois être bien près du centre de la terre. Voyons donc, cela serait à quatre mille milles de profondeur, il me semble.. (Comme vous voyez, Alice avait appris pas mal de choses dans ses leçons ; et bien que ce ne fût pas là une très bonne occasion de faire parade de son savoir, vu qu’il n’y avait point d’auditeur, cependant c’était un bon exercice que de répéter sa leçon.) […] Bientôt elle reprit :  Si j’allais traverser complètement la terre ? Comme ça serait drôle de se trouver au milieu de gens qui marchent la tête en bas. Aux Antipathies, je crois.. (Elle n’était pas fâchée cette fois qu’il n’y eût personne là pour l’entendre, car ce mot ne lui faisait pas l’effet d’être. bien juste.) . 

Tombe, tombe, tombe ! […] Quand tout à coup, pouf ! la voilà étendue sur un tas de fagots et de feuilles sèches, — et elle a fini de tomber ». 

Qu’est-ce que fait Alice ? Elle n’a étonnamment pas peur de chuter. N’ayant pas peur, et c’est là tout l’humour de ce passage, elle gagne beaucoup de temps (an expanded time, dirait Piadeiro). Le présent s’élargit. Alice devient transpassible. Ainsi le philosophe Henri Maldiney désigne-t-il un état de la passivité, qui n’est pas un état d’atonie, mais au contraire d’ouverture à ce qui se présente. Etre transpassible implique une activité, immanente à l’épreuve, qui consiste à ouvrir son propre champ de réceptivité. 

Mais remarquons qu’Alice ne colle pas avec l’expérience de la chute. Elle profite de ce qu’il y a de durée dans le présent pour observer ce qui est à l’entour et ce qui se passe en elle. Et il s’y passe beaucoup de choses, à en croire à la fois son observation hyper précise de ce qui l’entoure, allant jusqu’à lire l’inscription sur un pot de confiture, mais aussi l’auto-observation de son monologue intérieur que le lecteur découvre placé entre parenthèses comme autant d’incises participant d’un enchâssement de ses pensées. Le mouvement de réflexivité s’emballe qui laisse émerger ses pensées, mais aussi, à un méta-niveau, des pensées sur ses propres pensées. Pour survivre à une collision sans se laisser déborder par la peur, nous dit Fiadeiro », il nous faut accepter cette sorte de territoire de limbes. En faisant quoi ? — en activant une observation in et out, c’est-à-dire tournée à la fois vers les sentis du dedans, vers les invitations du dehors, et vers un double de soi comme posté au dehors, sur les bords panoramiques de l’expérience, et occupant la place du regard d’autrui. Tu t’observes toi-même en train de faire ce que tu fais. Tu extrais de cette observation des propriétés et des possibilités. Et quand tu as fait ce travail, tu peux revenir à ton corps et réactiver d’autres directions alternatives qui sont déjà présentes à l’intérieur de la situation, c’est-à-dire qui ne viennent pas de ton expérience passée ou de tes attentes. La destination de l’improvisation n’est pas de réparer ou de combler ce vide, mais de le répéter. C’est ce que Deleuze appelle la contre-effectuation quant à l’événement. Je reprends ici les termes d’Elise Tourte : 

« La contre-effectuation est un geste du créateur qui consiste à s’accompagner soi-même en doublant l’ identification à l’événement d’une distance […] Ménager une doublure pour ne pas être la victime passive de ce qui nous arrive. […] Il y a une mauvaise contre-elfeceuation qui consiste à redouter ce qui aurait pu se produire, et à le figurer de manière bouffonne. Un bouffon, un « histrion des identifications » se vantera de réussir à dépasser l’événement en faisane un avec lui. La bonne contre-affectuation va plus loin. Mimer l’événement c’est le doubler d’une distance afin qu’il ne se confonde pas avec lui-même. Lorsque l’événement arrive, Il forme un bloc, compact, massif. Aller plus loin vis-à-vis de lui, c’est renverser la perspective, faire comme si on l’avait voulu — avec la distance que ce « comme si » suppose. » 

Attention