Paru dans Chimères n°78
Soigne qui peut (la vie).
février 2013
Carla Bottiglieri
Danseuse et praticienne somatique certifiée en Body-Mind Centering®, doctorante en danse à l’Université Paris 8.
Sa recherche porte sur l’expérimentation des pratiques somatiques dans des contextes de soin, et elle collabore depuis 2009 avec des associations de lutte contre le VIH/Sida.
Soigner l’imaginaire du geste : pratiques somatiques du toucher et du mouvement
Etre au plus proche, ce n’est pas toucher : la plus grande proximité est d’assumer le lointain de l’autre 1.
Les réflexions sur le toucher que j’ébauche ici ont été, en grande partie, déclenchées par cette belle phrase de Jean Oury : elle résonne en effet étrangement avec une recherche qui m’occupe depuis une dizaine d’années, et dont le lieu ne saurait se cantonner aux plis de pratiques – la danse, l’éducation somatique2 -,ni de la pensée qui les meut.
On doit à Hubert Godard3, et à sa recherche clinique et théorique entre techniques du corps, esthétique de la danse, philosophie et neurosciences, le mérite, entre autres, d’avoir caractérisé la typologie du toucher somatique comme une haptique. Cette notion, introduite en psychologie par J.J. Gibson dans les années 60, cerne un toucher actif 4 : ni purement sensoriel – comme la perception tactile passive ou cutanée -, ni purement palpatoire, il désigne un ensemble indissociable de perceptions tactiles et kinesthésiques.
En ce sens, avant même de s’appliquer à la typologie des gestes manuels du praticien, la dimension haptique définit d’emblée le champ perceptif de la tactilité, modelant un certain apprentissage des qualités du mouvement en relation avec le milieu, et l’affinement sensorimoteur qui accompagne cette expérience. La perception haptique comporte une intentionnalité de l’exploration des objets ou de l’environnement : la main, organe haptique par excellence, se déplaçant le long de l’objet, modelant et variant sa prise, est mue par une recherche d’un type de stimulation qui donne une perception de ce qui est touché, son activité est en ce sens propositionnelle. Aussi, ce toucher est tissé de la simultanéité d’une perception extéroceptive – le milieu, les objets que je touche -, et d’une perception proprioceptive – mon corps investi dans l’action, orienté dans l’espace.
Dans la perspective de l’écologie de la perception de Gibson, c’est en agissant que le sujet prend conscience de soi : un milieu n’existe qu’en rapport à une action qui le déploie, mais aussi, réciproquement, un sens de soi n’existe qu’en vertu de l’action qui le fait surgir. En proposant la notion d’affordance, Gibson met l’accent sur la réciprocité intrinsèque entre les capacités d’action projetées par le sujet, dès leur émulation perceptive, et les possibilités d’action offertes par un milieu, et selon lesquelles il est structuré et perçu.
L’accent sur la détermination extéroceptive permet d’entamer la position essentialiste d’un sujet originaire et autofondé, et rejoint l’hypothèse de Wallon à l’égard de la généalogie de la reconnaissance de soi par soi, qui s’accomplit dans les différentes phases de l’expérience du miroir5.
Pourtant, que ce soit dans le registre de l’action, ou dans le régime de l’image spéculaire qui unifie par le dehors le sentiment du corps propre, la position de cette altérité fondamentale qui régit l’ontogenèse du sujet ne devrait pas non plus produire l’illusion d’un partage topographique des espaces de l’intériorité et de l’extériorité : les limites de l’extéroceptif et du proprioceptif (ou de l’intéroceptif, dans un sens large) ne sont que des démarcations topologiques, et relatives, elles doivent en ce sens être appréhendées comme des différentiels mouvants qui informent l’expérience de soi et de l’autre de soi. En ce sens, l’univers tactile et cutané de la peau représente déjà l’espace de relation comme pli constitutif de l’individuation, dedans/dehors, double surface d’entrelacements extéroceptifs et intéroceptifs6.
Tissages et détissages de l’altérité
Godard articule cette dimension écologique et dynamique de la perception à la construction de la corporéité propre selon les vecteurs de référentiels spatiaux : dans le développement ontogénétique, c’est par la différenciation et l’intégration de polarités vectorielles – haut/bas, avant/arrière, gauche/droite – que l’organisation des coordinations sensorimotrices procède, et qu’un sens de soi corporel, et une axialité liée à l’invariant gravitaire, commence à émerger.
Cette émergence, d’ailleurs, est le déploiement d’un processus virtuellement illimité, d’une série d’individuations partielles et successives7 dont le développement ontogénétique ne constitue qu’un mode, si nous maintenons avec Simondon que la vie est elle-même une ontogenèse perpétuée.
Chaque polarité vectorielle est une modulation de soi et d’un milieu d’altérité : au référentiel du sol radical, ou invariant gravitaire, répond le référentiel du sol subjectif représenté par le système vestibulaire (système dont l’innervation est précoce, puisque la myélinisation du nerf vestibulaire s’achève pendant la vie intra-utérine); le différentiel antéro-postérieur régit le processus de construction de l’adossement, alors que le différentiel gauche/droite, dans les phases successives de la latéralisation et du croisement, mesure l’intégration de la relation d’objet à l’éclosion de la torsion, dont l’étayage repose sur l’intégration de tous les différentiels.
On pourrait dire, suivant Daniel Stern8, que le sens de soi émergent du nourrisson est déjà l’anticipation d’une relation d’altérité, ou que ce soi est d’emblée l’espace d’un rapport : en ce sens, l’altérité qui régit le rapport à l’espace, régit le fonctionnement même de la sensorialité.
C’est pourquoi, en reprenant la théorie des chiasmes sensoriels avancée par Michel Bernard9, Godard situe dans le différentiel focal/périphérique une polarité fondamentale, se déployant aussi bien sur la trame des interactions intercorporelles, que dans le jeu des combinaisons intermodales intervenant dans la saisie des informations environnementales10, et dans la dynamique intrasensorielle.
Dans le regard, le périphérique et le fovéal sont les gradients respectifs d’un vecteur égocentrique et d’une projection exocentrique. Pour Godard, le premier est l’indice d’une attitude sous-corticale, non- objectivante, d’une réception atemporelle qui, à la limite, est dissolution du sujet et de l’objet ; à l’opposé, le vecteur fovéal inscrit une saisie active de l’objet, et informe une attitude corticale et associative : c’est un regard qui nomme et temporalise.
La question n’est pas d’établir un primat axiologique de l’une ou de l’autre attitude perceptive : c’est l’aller-retour incessant, la capacité de déplacement du différentiel, qui permet la mobilité de la perception et la remise en route de la plasticité de son devenir. L’attitude périphérique pourtant précède, temporellement, en tant qu’elle est support de la capacité pathique de relation, c’est-à-dire de la sensibilité aux conditions initiales du contexte.
Le lointain et le proche, dimensions de l’haptique
Dans l’expérience clinique du toucher – ou de cette clinique-esthétique dont les méthodes somatiques pourraient relever –, l’haptique s’étend à l’ensemble des niveaux des différentiels : le proximal et le distal, propres à la vue et à l’ouïe, sont dans l’haptique l’expérience du proche et du lointain.
En ce sens, la relation entre deux corporéités distinctes est l’amplification d’une multiplicité de relations inhérentes aux diverses dimensions de la sensorialité, et au mouvement entre des référentiels égo- et exo-sensitifs. Dans un entretien avec Suely Rolnik, Godard insiste sur la nécessité d’un toucher comme accueil, présence et attente non spécifique11 : ce toucher amorce la constitution d’un milieu commun, espace transitionnel qui n’abolit ni fusionne les deux subjectivités. Celles-ci se tiennent à ses limites exactement comme des tenants-lieux mouvants, des demeures temporaires, dans l’expression d'Hubert Godard.
Ce qui demeure est lié au vecteur gravitaire, premier invariant qui construit un sentiment de continuité de soi, un fond d’où les gestes s’espacent et se séparent pour aller à la rencontre du monde. C’est une demeure posturale, mais aussi affective et pulsionnelle, qui reflète l’historicité de la constitution d’une certaine image de soi et de son corps. Pour que des informations tactiles puissent circuler, d’un côté et de l’autre, il faut qu’il y ait un champ métastable de résonance, un fond tonique partagé, c’est-à-dire une empathie tonique.
Si le praticien a l’initiative de moduler un espace d’affordances pour le patient12 , c’est que ses gestes sont radicalement mus, et dirigés presqu’à l’aveugle, par les affordances perceptives et sensorielles qu’il perçoit chez l’autre, et qui émergent progressivement en tant que signaux de son organisation tensive – signature singulière de la distribution de tensions musculaires, de différents indices et typologies de tonus, de la circulation du souffle.
Cela implique que les possibilités d’action proposées par le praticien sont tout d’abord indexées aux potentiels d’action de la personne touchée, et en découlent : la trame des densités et des raréfactions de sa spatialité perceptive, de ses propensions directionnelles, de ses préférences de coordination, de ses trajectoires articulaires plus ou moins aisées, dessine en effet un paysage dynamique qui exprime une activité posturale anticipatrice, qu’on pourrait appréhender globalement comme pré-mouvement13.
Si le tonus est une notion éminemment temporelle, l’accordage tonique qui initie la relation est la synchronisation de deux temporalités, c’est-à-dire de deux types de construction du rapport à l’invariant gravitaire et à l’orientation spatiale : le toucher, ici, est plus proche de l’audition que de la vision, car il partage avec l’écoute le régime du séquentiel, des durées et des rythmes, des contractions et des dilatations, des silences et des intensités.
Les gestes manuels, dès lors, émergent de ce milieu commun, et peut-être la spécificité du toucher somatique réside en ce que toute manœuvre objective est toujours en même temps subjective, périphérique, et perception de fonds plus que de formes.
Profondément, cela implique que les invitations ou stimulations tactiles que le praticien propose soient aussi simultanément celles qu’il projette ou émule dans sa propre demeure imaginaire et perceptive ; leur efficacité, leur énonciation silencieuse, se mesure aux déplacements de cette demeure, aux horizons qu’elle peut projeter et aux altérités qu’elle peut accueillir.
En tant que fabriques de la sensation, les méthodes somatiques reposent sur l’apprentissage de ce sentir, et de se sentir, expérience et présence qu’il faut à chaque instant réactualiser dans le présent de la rencontre avec de nouvelles sensibilités.
Mais cette dimension particulière de subjectivité des gestes, dans leur dialogue tacite, implique aussi, et plus essentiellement, qu’il ne peut y avoir de projet déterminé à l’avance. Les gestes de l’autre que le praticien écoute, ne sont ni lus ni interprétés d’après une grille sémiotique : en ce sens, le maintien du paradigme principalement pédagogique, et même auto-éducatif, vise à éviter la confusion avec une sémiologie médicale, et sa logique du symptôme et de la cure.
Les traits ou les traces que le praticien relève, ont l’indétermination de presque signes, de précurseurs aveugles, de balises discrètes qui peuvent tout au plus orienter l’incertitude d’un cheminement commun. C’est la puissance de cette incertitude qu’il faut tout le temps reconquérir, en ce qu’elle arpente le territoire tout en le produisant, elle y inscrit des marges de manœuvre, elle suspend l’objectif à un non-savoir de ce devenir.
Le praticien doit, et cela ne va pas de soi, pouvoir se déprendre de son projet – y compris du désir de soigner l’autre - et en même temps veiller à ce que la nouvelle demeure - perceptive, gravitaire, imaginaire – ait assez de consistance, et de contenance, qu’elle soit, en un certain sens, habitable, pour que la personne puisse continuer à s’y reconnaître.
Comment susciter un geste absent, si ce n’est par contagion du fond tonique sur lequel il s’inscrit, du milieu d’où il pourra éventuellement surgir ?
La suspension de l’objectif permet peut-être de déployer un sens ultérieur de la relation haptique : elle est ouverture pathique du proche et du lointain, dans ses cheminements et ravissements imperceptibles, dans ce qui ne peut pas être encore perçu. Pour qu’un potentiel d’action, un nouveau geste, devienne possible, il faut précisément, temporairement, délier une certaine boucle active/perceptive, la réindexer sur un nouveau paysage d’invariants et sur de nouveaux imaginaires de geste.
Il y a là toute la thématique des habitudes qui parcourt aussi la littérature somatique, dès les ouvrages des premiers fondateurs des méthodes. La question des habitudes, dans l’appréhension somatique, est la problématique générale de leur plasticité – qu’est-ce qu’elle permettent, qu’est-ce qu’elles empêchent -, et les manières de s’y prendre, quant à elles, sont extrêmement variables.
Dans la méthode Feldenkrais, par exemple, tendre à un deçà de l’action – et de la configuration perceptive corrélative – revient à la possibilité de suspendre son but, c’est-à-dire de ralentir suffisamment le geste pour le rendre méconnaissable, pour le débrayer des circonstances habituelles de son effectuation, des automatismes acquis tout comme des paysages perceptifs (et imaginaires et symboliques) qu’il exprime.
Suspendre l’action, dans une sorte d’épochè phénoménologique, signifie la retenir à sa pure ‘médialité’ : moyen sans fin. L’arc intentionnel d’un geste est découpé dans une série infinitésimale de coordinations, et son terme objectif ou environnemental substitué par un milieu d’options spatiales, et de sens, que les indications verbales ou tactiles du praticien suscitent ; ce ‘nouveau’ milieu est en quelque sorte extrait et abstrait du contexte habituel des indices perceptifs de la personne, et s’appuie sur la neutralisation partielle et temporaire des réactions gravitaires et toniques, produite par la position allongée. Les actions potentielles se trouvent dès lors agencées à des vecteurs spatiaux que le praticien suggère par le toucher ou la voix : une physique poétique. Cet escamotage, qui est une réinvention des affordances, prises littéralement comme espace d’action, s’apparente à un degré zéro de l’image. L’affordance, en ce sens, n’est pas l’action juste : elle mesure un point d’équilibre préférentiel, ou zone d’attracteur, dans le registre des systèmes dynamiques, situant la convergence et la congruence d’une option sensorimotrice14.
Au geste iconoclaste de Feldenkrais – ce débrayage des images d’action qui passe par la neutralisation temporaire de la sémantique des mouvements – répond, presque corollairement, le geste homéopathique que d’autres approches somatiques inventent: là, la suspension des structures perceptives habituelles advient par un processus de prolifération des imaginaires, par une dilatation de la sensibilité imageante.
Peut-être est-elle proche de ces imaginations, de ces contemplations, de ces prétentions, dont Deleuze parle dans Différence et répétition. Pas encore d’actions, pas encore de sujets - mais des tropismes dans un champ de différentiels qui contractent des singularités, et des proto-subjectivités.
Il faut entendre la protestation de Deleuze : « la psychologie (...) a fait de l’activité son fétiche. Sa crainte forcenée de l’introspection fait qu’elle n’observe que ce qui bouge. Elle demande comment on prend des habitudes en agissant. Mais ainsi toute l’étude du learning risque d’être faussée tant qu’on ne pose pas la question préalable : est-ce en agissant qu’on prend des habitudes...ou au contraire en contemplant ? La psychologie tient pour acquis que le moi ne peut pas se contempler lui-même. Mais ce n’est pas la question, la question est de savoir si le moi lui-même n’est pas une contemplation, s’il n’est pas en lui-même une contemplation – et si l’on peut apprendre, former un comportement et se former soi-même autrement qu’en contemplant »15
L’interaction qui cofonde sujet et milieu, selon la boucle perceptivo-active, double et amplifie ce niveau des synthèses organiques – pré-cognitives et pré-perceptives – par lesquelles apparaissent des sujets larvaires, somme de contractions, de rétentions et d’attentes, et des milieux relatifs.
Se tourner vers cet espace de différences pures, ou intensités, c’est retrouver un autre dehors - " un dehors plus lointain que tout monde extérieur et même que toute forme d’extériorité, dès lors infiniment plus proche16" et, par le même mouvement, interroger l'altérité radicale qui tisse la trame de la subjectivité, là où elle se manifeste comme excès de la vie elle-même.
L’imagination du vivant
La phénoménologie a demandé au « vécu » le sens originaire de tout acte de connaissance. Mais ne peut-on pas ou ne faut-il pas le chercher du côté du vivant lui-même ?17
Je voudrais revenir sur ma pratique, et d’abord sur son nom, body-mind centering, qui peut donner lieu à beaucoup de perplexité. Car, si déjà le terme soma, dans l’usage spécifique qu’en fait Thomas Hanna, repris par la suite dans la théorisation des méthodes somatiques, désigne d’emblée le corps vécu, subjectivement éprouvé et ressenti – le sujet incarné, ou le sujet-chair, selon la phénoménologie de Merleau-Ponty -, à quoi bon avancer une quelconque nécessité de centrage, de l’esprit et du corps ? A bien voir, l’esprit dont parle Bonnie Cohen, la fondatrice de la méthode, n’est pas du mental : en s’expliquant sur ce terme, Cohen se réfère à la pensée bouddhiste du grand esprit : ici, les mots cœur et esprit font partie de la même réalité, une ouverture et une lueur fondamentale qui résonnent directement avec le monde autour.
D’autre part, l’opération de centrage renvoie métaphoriquement aux gestes manuels du potier, qui tourne l’argile autour du vide, pour donner forme à un vase. Moulage ou modulation18 ? Le centrage, écrit Cohen, n’est ni la recherche d’aboutissement d’une forme, ni un lieu d’arrivée, mais un « équilibre dynamique qui fluctue autour d’un point en déplacement constant »19 . Il peut ainsi s’initier en n’importe quel point, se propager vers n’importe quelle direction : plusieurs centres, donc, comme autant de foyers possibles d’amorce et d’amplification.
J’ajouterai que ce mouvement est le processus continu d’une relation où les termes s’échangent, ou se permutent : body et mind ne relèvent pas de deux ontologies distinctes, bien plutôt, ils instancient deux bordures, ou deux faces d’une limite topologique où formes et forces s’affectent mutuellement, se répètent et se différent, adviennent les unes aux autres, deviennent.
Le rapport que ce geste de centrage amorce – et qui est d’emblée une modulation haptique -, serait plutôt celui entre vécu et vivant : une dynamique simultanée de subjectivation et de désubjectivation.
C’est au sujet de ce rapport que Evan Thompson parle de problématique phénoménologique de l’écart, non pas entre corps et esprit, ou entre corps physique et esprit conscient, mais entre deux modes de l’incarnation. Le problème classique du dualisme corps-esprit dans la métaphysique occidentale, est ressaisi et déplacé par Thompson dans le body-body problem : une discontinuité non pas absolue, car infiniment plus proche » - et, par le même mouvement, interroger l’altérité radicale qui tisse la trame elle articule une commune référence à la vie.20
Mais cette discontinuité n’est ni absolue ni solvable, elle pointe exactement l’espace, ou la possibilité, d’un rapport à ce qui en soi, n’est pas soi : non pas une identité, mais un excès.
C’est le double sens du devenir – une désubjectivation dans la mesure où cela nous arrache d’une identité donnée, et en même temps nous propulse vers une nouvelle subjectivation : alors, le souci de soi est le souci d’une déprise de soi, et ces techniques dont Foucault retrace la généalogie représentent l’invention, historique et variable, de modes pour pratiquer l’espace du rapport qu’est le soi, pure potentialité relationnelle.
A la limite, l’unité de cette altérité fondamentale serait la quête d’une spiritualité comme tension vers l’impersonnel, transparence totale du vécu et du vivant dans une sorte de circularité spéculaire, où toute différence s’émousserait et s’effacerait.
Pourtant, si une dimension spirituelle n’est pas absente des propos de Cohen, l’expérimentation somatique de cette discontinuité continue est portée par l’inquiétude même de la différence, et s’il est une inséparabilité entre le vécu et le vivant, ce présupposé ouvre plutôt à une pratique de leur relation. Dans un processus de cette sorte, il s’agit de former le présent du rapport : le vécu se tourne vers le vivant pour en être informé, le soin est souci de la moindre expression, du moindre geste, du moindre niveau d’activité, pour que de nouvelles images de soi émergent - images haptiques avant tout, car elles ont la texture de milieux, de volumes et densités qui viendront moduler une nouvelle territorialité subjective.
Le body-mind centering explore les divers systèmes du corps – viscéral, circulatoire, squelettique, ligamentaire, musculaire, neuroendocrinien, etc.21-, en les entrelaçant avec les savoirs de l’anatomie et de la physiologie, ainsi qu’avec les sensations que produisent les changements de qualité dans le mouvement, le toucher et la voix.
Comment cette exploration procède ? Cohen en donne un exemple, à propos du système viscéral : « Sentez un ‘endroit’ dans votre corps, quelque part dans le contenu de votre cavité pelvienne, abdominale, thoracique ou crânienne, à l’intérieur de votre contenant squeletto-musculaire. Vous n’avez pas besoin de connaître le nom ou la fonction de cet ‘endroit’, mais vous pouvez tout simplement mobiliser votre attention sensitive pour localiser votre point de concentration. Ou alors, situez les organes dans un livre d’anatomie et étudiez leur nom, leur taille, leur forme, leur place et leur fonction. Utilisez ensuite votre imagination pour transférer ces informations à votre corps »22
Ces deux procédures, que Cohen appelle respectivement somatisation et visualisation, sont différemment liées à la sensation et à l’image, par une sorte d’entrelacement qui est aussi transfert dynamique : de la sensation (kinesthésique) à l’image, de l’image à la sensation.
Ce que Cohen définit comme embodiment, c’est par contre le niveau d’expérience où l’image n’est plus instrument de médiation : le vivant se connaît, ou plutôt il est connaissance et imagination – avant même d’être senti, d’être intégré par la sensation.
Des plis du dehors
« Il faut attribuer une âme au cœur, aux muscles, aux nerfs, aux cellules, mais une âme contemplative dont tout le rôle est de contracter l’habitude. Il n’y a là nulle hypothèse barbare, ou mystique : l’habitude y manifeste au contraire sa pleine généralité, qui ne concerne pas seulement les habitudes sensori-motrices que nous avons (psychologiquement), mais d’abord les habitudes primaires que nous sommes, les milliers de synthèses passives qui nous composent organiquement »23
Cohen semble étrangement proche de Deleuze, quand elle affirme que l’embodiment « est la présence à soi des cellules elles-mêmes, cela implique de renoncer à ses représentations conscientes. Il s’agit d’une expérience directe, sans étape intermédiaire, ni témoin (...) où le cerveau est le dernier à 24 connaître » . Voilà l’hypothèse barbare des synthèses organique : cette « sensibilité primaire que nous sommes. Nous sommes de l’eau, de la terre, de la lumière et de l’air contractés, non seulement avant de les reconnaître ou de les représenter, mais avant de les sentir » 26
Je crois que la question, pratique, est que cette contemplation, cette imagination, ne deviennent pas une contemplation ou une imagination de soi-même, car elles seraient alors le retour d’un Narcisse à son image, dédoublement de l’Un et non redoublement de l’Autre, immobilité et non passage, imitation et non déphasage. Pour cela, il faut pouvoir défaire deux préjugés, qui représentent des impasses aussi bien théoriques que pratiques.
Le premier tient au statut de l’intériorité : l’introspection est source de « crainte forcenée » si elle est appréhendée comme repli dans les méandres du corps, abîme de l’intracorporel, clivage de l’espace, abdication à l’action, mythologie substantialiste, clôture du dedans...En réalité, cette interprétation réifie dans un même geste le dehors et le dedans, fige l’altérité en une extériorité molaire, et oublie que l’organisme est une topologie de plusieurs niveaux d’intériorité et d’extériorité : implication du dehors. En ce sens, même la dimension intéroceptive, cette sensibilité pré-perceptive ou pré-noétique de la territorialité viscérale, des affects de vitalité et des régulations végétatives, est corrélative et coextensive aux dynamismes de l’émotion : elle est effet de relation. Et peut-être plus, elle est l’autre limite de l’extéroceptif qui structure le vivant en faisant de lui un ‘sujet’ d’action : « l’émotion se prolonge dans le monde sous forme d’action comme l’action se prolonge dans le sujet sous forme 27 d’émotion »
C’est pourquoi, dans l’exploration empirique de ces seuils et niveaux d’intériorité relative, dans ces apparentes plongées dans la profondeur organique, le dedans se structure comme dehors, et inversement28 : le mouvement ne sera plus instance d’un déplacement dans l’espace – c’est-à-dire exclusivement transitif, d’un point à l’autre de l’espace -, mais prélèvement de qualités de relation temporelles et spatiales dans un espace lisse, où le corps est lieu de passage d’un dehors à un autre dehors, force d’intensification et de dilatation, invention de milieux.
Le deuxième préjugé concerne le statut des images anatomiques qui président à la constitution de ce que l’on pourrait appeler une carte de navigation : dans la dimension « expérientielle » de leur usage, les images et légendes de la biologie ne sont pas prescriptives d’une norme. Elles produisent plutôt des stratégies de traçage, de localisation, de projection de repères, de conjecture de formes, différences, textures, passages, milieux, profondeurs, surfaces, reliefs : une cartographie.
Si l’imaginaire imprègne la sensation, ce n’est pas au sens d’une détermination représentationnelle ou d’un déterminisme symbolique. L’opération de visualisation, en effet, déplace le contenu iconique de l’image vers son imagination, ou encore vers son émulation haptique : comme le note Thompson, « dans l’imagerie mentale, ou visualisation, nous ne faisons pas l’expérience d’images mentales. Plutôt, nous visualisons un objet ou une scène, en créant mentalement ou en exerçant une expérience perceptive possible de cet objet ou de cette scène » 29
Ainsi, de l’imaginaire anatomique à l’imagination énactive, et à l’image haptique, s’opère le mouvement que Simondon caractérise comme dynamisme transductif de l’image : un déphasage, un non-rapport fondamental qui tend vers une nouvelle organisation perceptive. La cartographie, qu’une certaine distribution de qualités et de différences compose, est réinvestie dans l’exploration par le déploiement d’un paysage sensorimoteur, par un transfert amplifiant : c’est cet excès de l’imagination sur l’imaginaire qui empêche une fixation sur un seul champ de référence, car l’amplification est contre-effectuation de la carte. L’image n’est, en ce cas, qu’un premier vecteur de spatialisation et de temporalisation, un moyen ou une stratégie d’ouverture de pistes, de production d’un certain type d’affordances sensorielles : qualitatives et dynamiques. Ici, le but n’est pas de confirmer la vérité (ou la norme) de la carte, son existence dans un prétendu réel du corps, mais plutôt de produire, de fictionner, des réalités qualitatives de sensation et mouvement. L’imagination n’est pas retour à l’image dont elle est partie, répétition du même, mais déplacement ou dérive, répétition du différent. Petra Sabisch, philosophe et chorégraphe allemande, décrit très bien ce processus à l’œuvre dans les explorations du BMC : « Le mouvement est porté par une sorte de conjecture : il est l’expression exacte de l’indétermination de la relation entre sensation et imagination. Sans cette inspiration spéculative dans le jeu co-immanent entre le fond kinesthésique et les procédures imaginatives de production de l’image, il n’y aurait pas de spécifications par rapport aux qualités du mouvement. La relation indéterminée entre sensation et imagination devient un rapport singulier : elle produit une différence dans la qualité du mouvement, sans pour autant épuiser la virtualité de leur relation »
C’est cette puissance de production de différences, en tant qu’affordances sensorielles, qui permet l’incorporation de nouvelles forces dans les contours d’une subjectivité : l’espace transitionnel que les gestes du praticien modulent, assure la contenance, le holding, et le sentiment de cohérence qui accompagne le processus de découverte et invention de nouvelles demeures possibles.
L’haptique dès lors serait peut-être ce savoir des bords, inquiétude des formes et des forces, retour d’un lointain qui écoute d’autres lointains, question tacite qui s’oublie, attente, passage : d’un dehors à l’autre.
1- J. Oury, « Utopie, atopie et eutopie », in Chimères n°28, printemps-été 1996, p.69-78.
2-L’éducation somatique est un domaine de techniques du corps qui se définissent par l’apprentissage sensoriel et dynamique du corps vécu, ou soma. T. Hanna, « What is Somatics ? », in D.H. Johnson (éd.), Bone, Breath, & Gesture.Practices of Embodiment, Berkeley CA, North Atlantic Books, 1995, p. 341-352.
3-Maître de conférences au département danse de l’Université Paris VIII, Hubert Godard est danseur, pédagogue et praticien de réhabilitation fonctionnelle.
4-J. J. Gibson, « Observations on Active Touch », dans Psychological Review, vol. 69, n°6, Novembre 1962.
5-H. Wallon, Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, PUF/Quadrige, 1949. En particulier : « Le corps propre et son image extéroceptive », p. 218-236.
6-Je renvoie à l’ouvrage de Didier Anzieu : Le Moi-peau, deuxième édition, Dunod : Paris, 1995.
7« Ces inventions successives, ou individuations partielles que l’on pourrait nommer étapes d’amplification, contiennent des significations qui font que chaque étape de l’être se présente comme la solution des états antérieurs », dans : G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Editions Jérôme Million, 2005, p. 205.
8-D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, tr. fr. Alan Lazartigues et Dominique Pérard, Paris, PUF, 1989.
9-M. Bernard, De la création chorégraphique, Pantin, Centre National de la Danse/Collection Recherches, 2011. En particulier les chapitres : « Sens et fiction », p. 95-101, et « Esquisse d’une nouvelle problématique du concept de sensation et de son exploitation chorégraphique », p. 101-121.
10-Saisie qui repose, comme Stern l’indique, sur une fondamentale a-modalité des dynamiques perceptives chez le nouveau-né : c’est cette a-modalité qui permet d’instaurer les transferts intermodaux et d’associer au même référentiel les sources diverses des flux sensoriels.
11- S. Rolnik, « Regard aveugle. Entretien avec Hubert Godard », dans Lygia Clark. De l’œuvre à l’événement.
12- Le terme patient est rarement employé dans les méthodes somatiques : c’est le terme élève qui lui est préféré, en conformité au paradigme éducatif dont elles relèvent.
13- H. Godard, « Le geste et sa perception », dans I. Ginot, M. Michel, La Danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995 p.224.
14- E. Thelen, L. B. Smith, A Dynamic Systems Approach to the Development of Action and Cognition, Cambridge MA, MIT Press, 1994.
15 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 100.
16 17 18
16- G. Deleuze, Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 92.
17- M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », dans Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard/Quarto, 2001, p. 1582.
18- « Mouler est moduler de manière définitive ; moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable »,G. Simondon, op. cit., p. 47. Boucon, Bruxelles, Contredanse, 2002, p. 13.
19- B. B. Cohen, Sentir, ressentir et agir. L’anatomie expérimentale du Body-Mind Centering®, trad. fr. de M.
20- « Le corps vécu est le corps vivant ; il est une condition dynamique du corps vivant. On pourrait dire que notre corps vécu est une performance de notre corps vivant, quelque chose que notre corps produit (enacts) en vivant ». E. Thompson, Mind in Life. Biology, Phenomenology and the Sciences of Mind, Cambridge MA/London, Belknap Harvard, 2007, p. 237.
21- « L’étude du BMC inclut à la fois l’apprentissage cognitif et l’apprentissage empirique des systèmes du corps (...) ;la respiration et la vocalisation ; les sens et la dynamique de la perception ; le mouvement de développement (celui du développement infantile chez l’être humain de même que celui du déroulement de l’évolution à travers le règne animal)... », B. Bainbridge Cohen, op.cit., p. 23-24.
22- Ibidem, p. 84.
23- G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 101.
24-B. Bainbridge Cohen, « The Process of Embodiment », trad. fr. de M. Boucon et de E. Argaud, in De l’une à l’autre. Composer, apprendre et partager en mouvements, ouvrage collectif, Bruxelles, Contredanse, 2010, p. 64.
25-G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 99.
26-C’est encore Deleuze, à propos du dehors, qui parle des singularités sauvages comme ces figures qui ne sont pas encore intégrées dans des rapports, de pouvoir ou de savoir. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 125.
27- Ibidem, p. 254.
28- « Le dehors n’est pas une limite figée, mais une matière mouvante animée de mouvements péristaltiques, de plis et de plissements qui constituent un dedans : non pas autre chose que le dehors, mais exactement le dedans du dehors », G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 104.
29- E. Thompson, op. cit., p. 269.
30- P. Sabisch, « Quality Moves », in Dance (Praticable). Publication of the score, with essays by Bojana Cvejic, Frédéric Gies, Simon Hecquet/ Sabine Prokhoris & Petra Sabisch, Berlin, 2008, p. 20-21